Transports collectifs contre voitures privées

L'utopie-ou-la-mortExtrait de L’Utopie ou la mort, René Dumont, 1973

Nos villes sont en train de devenir de plus en plus invivables : ce que ne saurait mesurer le produit national brut, qui incorpore à son actif même les quantités d’essence brûlées dans les embouteillages, alors qu’elles devraient être décomptées au passif, comme les morts, les blessés, les infirmités permanentes, le prix de réparation des voitures accidentées (supposé accroître, lui aussi les divers produits nationaux !).  A.Sauvy nous a montré (1) de quels privilèges exorbitants l’auto privée et le camion du transporteur routier ont été dotés en France.  En octobre 1972, on apprend que le trafic routier dépasse, pour la première fois, celui du rail.  Et les camions de 38 tonnes obtiennent le droit de détériorer les routes et d’abîmer, par leurs secousses, véritables tremblements de terre, le Colisée de Rome, la cathédrale de Milan, sinon notre Panthéon.  A ces privilèges, ajoutons le plus important, la formation des nuages polluants, la dégradation de l’atmosphère. Il est urgent de réagir.

Le but serait, pour en restreindre la croissance puis le nombre, de pénaliser l’auto privée par divers moyens. D’abord parce qu’elle occupe, nous dit Aurélio Peccei (2), un des grands patrons de Fiat, « une portion de sol urbain 25 fois supérieure par personne à celle que prennent les moyens de transport collectifs ». Aussi ne devrait-on pas se vanter, comme le fit Helmut Schmidt le 22 septembre 1972, le jour du sabordage du cabinet Brandt, que si en 1969 il fallait 1 000 heures d’ouvrier pour se payer une Volkswagen, en 1972 il en suffisait de 650! L’aérotrain Paris-Lyon consommera 9 litres de gas-oil pour transporter un passager sur 440 km, en deux heures et en toute sécurité.

On rendrait d’abord l’achat de l’auto privée bien plus onéreux, par une TVA renforcée qui, en première approximation, pourrait en tripler au moins la valeur, et la décupler pour les grosses voitures. La taxe d’utilisation (vignette) serait bien plus élevée les premières années de la vie d’une voiture, et irait ensuite en diminuant, plus rapidement après cinq années, pour s’annuler à partir de la dixième année : de façon à encourager la fabrication d’une moindre variété d’autos bien plus simples mais très durables, et les soins de ceux qui les entretiennent mieux. Dans une telle hypothèse, la taxe sur l’essence serait aussi accrue. Nous savons qu’il s’y ajouterait dans la même période, le coût d’extraction et les redevances accrues du pétrole, qui iront en augmentant rapidement : il manque déjà aux Etats-Unis!

En même temps on subventionnerait, à l’aide d’une partie des taxes ainsi obtenues, toutes les formes de transports collectifs; surtout s’ils ne polluent pas, comme les trolleybus, tramways à voie réservée et trains électriques. Il faut élever le coût d’utilisation de la voiture privée à un niveau tel qu’on ait un gros avantage pécuniaire à prendre le train, même s’il s’agit de 4 ou 5 personnes: une sortie en voiture doit devenir un grand luxe. On subventionnerait également les bicyclettes, et on ne taxerait pas les vélomoteurs les moins polluants, les moins dangereux (moins de 50 cc de cylindre, moins de 50 à l’heure).

Des autocars rapides et bientôt électriques, en grand nombre, sillonneraient alors les campagnes. Les tramways ou trolleybus électriques redonneraient, dans les villes décongestionnées, la possibilité de se déplacer rapidement et partout sans sa voiture. Ils seraient gratuits, de sorte que les non-usagers le paieraient aussi par leurs impôts, et l’on libérerait de leur prison tous les poinçonneurs du métro. Déjà des voitures électriques circulent à Dijon, et Florence pense mettre des vélos banalisés à la disposition de ses habitants. Tout le centre des villes, soit pour Paris plus de la moitié de sa superficie actuelle, pourrait et devrait très vite être interdit au stationnement privé gratuit. Le prix du stationnement payant serait progressivement relevé, jusqu’à le rendre quasi prohibitif, et enfin l’interdire.

En seconde étape, c’est la circulation privée elle-même qui serait défendue, sauf nécessité justifiée et à certaines heures (livraison le matin, reprendre des achats l’après-midi…). Le but serait de réserver tout le centre aux moyens de transport en commun, autobus, camions, pompiers, taxis ainsi qu’aux ambulances, etc. Le réseau métropolitain serait du même coup étendu et amélioré, avec un confort du type RER. La réduction et l’étalement des heures de travail, tout comme celui des mois de vacances, permettrait de réduire les stupides congestions, de mieux employer nos installations de loisirs… La voiture électrique serait, dans une étape ultérieure, la seule admise pour le trafic encore autorisé en ville.

Sur la route, les privilèges des transporteurs routiers, qui les favorisent tant par rapport au rail, alors qu’ils sont devenus des empoisonneurs publics, seraient supprimés. La quasi-totalité des fruits et primeurs des grandes zones de production (vallée du Rhône, de la Garonne, de la Loire, Bretagne, Roussillon… ) peuvent être amenés, pour Paris jusqu’à Rungis, ainsi qu’aux autres grands centres consommateurs, par trains rapides, avec bien moins de secousses et dans des conditions de fraîcheur au moins égales à celles des camions. Ceux-ci seraient logiquement subordonnés au rail, pour les distributions à partir des gares, facilitées par les conteneurs; pour les dessertes locales, transports de la ferme ou des marchés locaux aux marchés-gares, qui seraient devenus les centres les plus importants de vente, de triage, d’emballage et d’expédition.

Tous les matériaux lourds, briques, tuiles, pierres, charbon, coke, minerais, peuvent utiliser plus largement nos canaux – qu’il faut approfondir – et le chemin de fer. Le turbo-train, le train électrique à grande puissance, puis l’aérotrain permettraient des transports plus rapides, et surtout moins polluants et beaucoup plus sûrs que n’importe quelle autoroute; tout en coûtant bien moins cher d’établissement, à trafic égal; et en soustrayant moins d’espaces verts, de champs productifs ou de parcs de loisirs; donc en permettant de produire plus d’oxygène. Une double voie ferrée débite autant de voyageurs et de marchandises que 18 voies d’autoroute, 9 dans chaque sens. Avec cinq fois moins d’énergie. Cette politique pourrait justifier les lignes secondaires de la SNCF, que seuls les privilèges abusifs concédés aux transports routiers et aux autos privées ont récemment contraintes de fermer.

Dans chaque gare serait installé un centre de location de vélos, vélomoteurs électriques et voitures électriques, permettant de gagner rapidement son domicile. Des vélos, vélomoteurs et taxis électriques banalisés pourraient être mis ensuite à la disposition du public dans chaque ville. Si l’homme veut se déplacer de plus en plus – aux Etats-Unis, il consacre aux déplacements plus du cinquième de son budget – il lui faut, nous dit Peccei « réduire d’autres éléments du niveau de vie et surtout procéder à une régulation draconienne des naissances ».

En attendant, on devrait vite multiplier les sentiers de piétons et pistes cyclables, comme aux Pays-Bas, qui permettront à ceux qui ne pollueront point, ne gaspilleront pas d’énergie, et auront droit de ce fait à toutes les faveurs de la collectivité, de circuler sans être comme actuellement à chaque instant en danger de mort du fait de chauffards abusifs, pollueurs sans nécessité, et peu soucieux de la vie d’autrui. Dans la banlieue d’Ottawa, j’ai risqué la mort en allant au supermarché à pied: idée qui semblait tout à fait saugrenue à mes amis québécois.

(1)  » Les Quatre Roues De La Fortune, Essai Sur L’automobile «   par Alfred Sauvy (1968).
(2)  » L’automobile contre les hommes  » par Aurélio Peccei.  Preuves, 2′ trimestre 1971.